Journey : plus qu’un magnifique voyage, une métaphore de la vie

Après avoir acquis une belle PlayStation 3 à la carrosserie étincelante le 23 mars 2007 (grâce à mes généreux grands-parents), je voulais tout tester pour savoir ce que ma nouvelle machine avait dans le ventre. Et si dans un premier temps j’ai acheté des triple A comme MotorStorm, NBA Street Homecourt, Def Jam Icon et Resistance : Fall of Man, rapidement, par manque de moyen, je me suis tourné vers le Store de la console – une grande nouveauté pour l’époque – pour récupérer des titres numériques moins onéreux comme la démo technique qu’est Super Rub ‘a’ Dub, le délirant PAIN ou encore le casse-brique Magic Orbz. Puis, sans le savoir, je me suis ensuite dirigé vers deux productions signées thatgamecompany : Flow et Flower. Si le premier ne m’a fait ni chaud ni froid, le second m’a permis de voyager de pétale en pétale en m’offrant une aventure reposante que j’ai adorée faire et refaire. Quelques mois plus tard, soit en 2010, ce même studio qui avait déjà réussi à me captiver une première fois avec son concept étonnant dévoilait un certain Journey. Dès les premières images, j’étais sous le charme… Aujourd’hui, à l’occasion du dixième anniversaire du jeu, je vous propose de revenir sur cette œuvre qui a marqué ma vie de joueur à tout jamais.

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Journey : plus qu’un magnifique voyage, une métaphore de la vie (version vidéo)

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« Journey ne raconte rien », « Journey est trop cryptique », « Journey est beau et après », voilà ce que l’on pouvait entendre à propos de Journey au moment de son lancement le 14 mars 2012. Si tout le monde s’accorde à dire que le jeu est une vraie bouffée d’air frais pour l’industrie vidéoludique et un voyage poétique pas comme les autres, beaucoup reprochent au titre de ne rien raconter : pourtant, c’est tout le contraire. Journey n’est pas qu’un magnifique voyage qui demande aux joueurs de déambuler, sans but précis, dans des paysages ensablés à couper le souffle, Journey n’est pas qu’une expérience onirique qui emprunte aux jeux de plates-formes, Journey n’est pas qu’un héritier des créations de Fumito Ueda… Journey, c’est l’œuvre absolue : une métaphore de la vie. Et c’est ce qui fait sa force. C’est pour cette raison qu’il transporte les joueurs aussi facilement dans son univers reposant aux couleurs chatoyantes qui jouent avec les nombreuses nuances des teintes chaudes. Certes, le sentiment de liberté qui se dégage des déplacements lunaires de la créature que l’on incarne – un héros ou une héroïne sans nom drapé d’une jolie robe rouge – y contribue grandement, mais ce qui rend la production de Jenova Chen si inoubliable, c’est qu’elle conte une histoire universelle où toute personne peut voir midi à sa porte.

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LA MORT VOUS VA SI BIEN

Journey 2Installez-vous confortablement et observez ! Journey doit se contempler comme une peinture. Derrière les couleurs pastel, les teintes estompées, les paysages majestueux, les interactions et même le sable se cache une infinité de symboliques qui renvoie constamment à une même idée… Mais commençons par le commencement. Tout débute lorsque notre personnage mystérieux se réveille d’un long sommeil. Il est assis en tailleur à même le sol, il semble méditer. Autour de lui, il y a des pierres tombales de toutes tailles, sûrement ses ancêtres qui reposent là, sous le sable depuis de longues années maintenant. Le soleil, lui, est haut dans le ciel. Il surplombe les plaines désertiques de son aura divine. Toutefois, le réveil de notre héros n’en est pas vraiment un. Quand il ouvre les yeux, il n’est rien. Il n’a aucun passé, aucune identité… Contrairement à de nombreuses icônes du jeu vidéo (je pense à Link dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild ou Cloud dans Final Fantasy VII), ici, la silhouette que l’on contrôle n’est pas un être amnésique qui a perdu la mémoire suite à un choc ou une cryogénie, il est simplement un nouveau-né qui va devoir affronter la vie, ces beaux et ces mauvais côtés. Ce futur vagabond va commencer à exister, à écrire son histoire, lorsque le joueur l’oblige enfin à se lever pour s’aventurer sur ces terres asséchées. Une histoire unique, mais qui finira fatalement comme beaucoup d’autres.

Au loin, à l’horizon, se dresse une montagne majestueuse, lieu de tous les fantasmes, qui projette une puissante lumière en direction du ciel. Le joueur le découvrira bien plus tard, mais ce sommet que notre héros aspire à atteindre sans en connaître la raison, comme un papillon de nuit qui se dirige machinalement vers la lumière, symbolise la mort. Autrement dit, l’atteindre signifie « mourir ». Mais vu que notre nouveau-né l’ignore, impossible pour lui d’échapper à ce destin funeste. Comme les peintures de Caravage ou de Philippe de Champaigne, Journey est une Vanité. Dans ce tableau vidéoludique, les symboles récurrents de ce genre pictural (crâne, sablier, horloge, fleurs…) ne sont pas mis au premier plan, mais sont bel et bien présents ; les couleurs estompées sont par ailleurs une technique utilisée par Gerhard Richter, un peintre contemporain qui renoue avec les codes du mouvement du XVIIe siècle. Dans Journey tout est déjà écrit, le temps passe et s’écoule à une vitesse folle (c’est d’ailleurs pour cette raison que le jeu se termine en moins de 3 heures) et tout nous rappelle la locution latine « Memento Mori » qui signifie « Souviens-toi que tu es mortel ! ». Dans Journey, l’existence est futile, d’une fragilité sans nom. Alors qu’il vient tout juste de sortir de sa coquille, notre personnage est d’ores et déjà confronté à la mort. Celle de ses ancêtres donc, qui se situe sous ses pieds, et la sienne qu’il contemple et qu’il désire naïvement. Mais l’important finalement, ce n’est pas la destination, mais le voyage.

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C’EST L’HISTOIRE DE LA VIIIE

journey-playstation-3-ps3-1313530034-026« Journey » signifie « Voyage », et ce chemin qui sépare notre héros de la montagne au loin (et donc de la mort), incarne ce voyage. La production est un parcours initiatique qui permet aux joueurs de vivre toutes sortes d’aventures : gambader sur le sable chaud, sautiller de roche en roche, découvrir une civilisation éteinte en explorant des ruines ou même flotter dans les airs… Autrement dit, comme un enfant, ce personnage doit faire ses propres expériences pour forger sa personnalité. Mais si au début, chacun des obstacles se montre insurmontable, trop grand pour le joueur – ce qui le pousse à faire de légers détours pour trouver un passage plus adéquat ou activer un mécanisme –, au fur et à mesure que l’aventurier progresse dans sa quête, le terrain devient plus praticable. Cette expérience qui s’acquiert avec le temps – en collectant de rares objets disséminés à droite ou à gauche – est montrée à l’écran par le biais de cette jolie écharpe, portée par le héros, qui s’allonge progressivement. Cette écharpe permet de sauter et plus elle est grande, plus elle offre la possibilité de parcourir de longues distances (et donc d’atteindre des obstacles autrefois inaccessibles). Comme tout être vivant donc, notre protagoniste anonyme acquiert de l’expérience, de la maturité ; notre héros, qui faisait ses premiers pas hésitants il y a quelques minutes, a grandi.

Toutefois, plus le héros évolue, plus il prend de l’âge, plus le ton de l’aventure, au début naïf et coloré, s’assombrit, devient sérieux. Au lancement du jeu, les décors s’étalent à perte de vue et donnent l’impression que tout est possible. Lorsque l’on regarde autour de nous, si ce n’est cette montagne magnifique, absolument rien ne vient obstruer l’horizon. Si on se réfère une fois de plus au monde de la peinture, un horizon lointain promet un bel avenir. Puis, les couleurs chaudes, orangées et généreuses synonymes de bien-être, d’insouciance, disparaissent au profit de tons plus sombres, plus humides, plus tristes. Les zones gigantesques, quant à elles, vont se refermer sur elles-mêmes pour former des couloirs anxiogènes qui ne laissent aucune once d’espoir. L’horizon est maintenant obscurci par des obstacles qui prennent la forme de ruines ou d’un brouillard formé par la fraîcheur des lieux. Comme un enfant qui passe à l’âge adulte, le héros, pourtant optimiste au moment de ses premiers pas, est maintenant face à la réalité : malgré tout ce qu’elle offre, la vie n’est pas toute rose. Elle présente de nombreux obstacles, des maladies, des dettes, des déceptions, des deuils même… Tous ces aléas prennent d’ailleurs, à un moment clef de l’histoire, la forme de serpents qui sillonnent les cieux pour empêcher le joueur d’avancer. La seule solution pour poursuivre sa route est de zigzaguer ou de se cacher sous d’énormes carcasses étranges ; notre silhouette sans nom, pour ne pas affronter la réalité, préfère cacher la poussière sous le tapis. Les mauvaises nouvelles viennent entacher une vie qui s’est malheureusement construite sur de fausses idées, de faux espoirs. Notre personnage fatigue, son périple touche à sa fin. C’est à ce moment précis que l’on remet tout en cause, que l’on comprend que la montagne au loin n’est pas forcément de bon augure, que le sable sous nos pieds ne représente pas simplement un désert, mais aussi une civilisation tombée dans l’oubli et surtout, le temps qui passe… Le sablier des vanités était donc là, sous nos yeux, depuis le début. Notre aventurier, fougueux il y a quelques instants, a vieilli… et soudain, la mort.

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UNE VIE À DEUX

journey-playstation-3-ps3-1313530034-025Malgré les apparences, Journey n’est pas uniquement une aventure solo, mais bien une production multijoueur qui permet, à tout moment, de laisser un inconnu entrer dans sa partie. Cela tombe bien, puisque dans une vie, ce qui forge l’esprit, le courage, l’envie d’avancer, ce sont avant tout les rencontres. C’est d’ailleurs ce sentiment que Jenova Chen réussit le mieux à mettre en avant. Tout comme dans la vie, dans Journey, les rencontres sont le fruit du hasard. Il est d’ailleurs possible de passer l’intégralité de l’aventure en n’ayant aucune visite (surtout aujourd’hui, étant donné que le titre n’est plus aussi populaire qu’autrefois) ou au contraire, de faire le jeu avec trois partenaires différents ou même avec un unique et même compagnon. Tout comme vous, ces fameux acolytes sont anonymes ; aucun pseudo n’est affiché au-dessus de leur avatar. Ils incarnent une silhouette sans nom semblable à la vôtre. Il n’y a aucun artifice visuel pour vous différencier. Le but ici, comme nous l’avons vu en introduction, est de façonner une histoire universelle à laquelle tout le monde peut s’identifier. Pour renforcer cette idée, les joueurs n’ont aucun moyen de communiquer par le biais d’un chat écrit ou oral. Le jeu pousse les joueurs à interagir entre eux en utilisant les différents outils mis à disposition : en plus de la touche saut, notre personnage peut aussi émettre des sons, des vibrations symphoniques, qui peuvent être compris par toutes et tous.

Ici, le joueur est libre d’interpréter ces rencontres comme il l’entend. Elles peuvent représenter un(e) ami(e), un(e) camarade, un époux ou une épouse, ou même un amour unique… De mon côté, j’ai eu la chance de faire l’intégralité de Journey avec une seule et même personne. Nous étions soudés. Elle m’attendait sagement, assise en tailleur près de la sortie d’un niveau, quand je n’arrivais pas à passer un obstacle et inversement. À l’image de Céline dans Before Sunrise, le film de Richard Linklater, j’ai aperçu en cette silhouette anonyme un coup de foudre que je ne reverrai jamais, avec laquelle j’ai vécu un moment merveilleux, mais qui a disparu sans laisser de trace. Cette sensation est d’ailleurs intensifiée par cette volonté du jeu de ne jamais dévoiler l’identité du second joueur ; le jeu de thatgamecompany, pour transmettre un souvenir indélébile, préfère laisser travailler l’imaginaire. Ce côté mystérieux, passager et insaisissable de la rencontre vient aussi soutenir le fait que le temps passe vite, que les grains de sable s’épuisent plus vite que prévu.

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DE LA NAISSANCE À LA MORT, À LA RENAISSANCE

journey-playstation-3-ps3-1331222649-033Même si la majorité des toiles ayant pour thème la vanité ne laisse aucune once d’espoir – le temps s’écoule et la mort approche –, certaines œuvres, comme Vanité. Tulipes et Crâne de Rachel Ruysch ou la mosaïque de La Maison des Maçons à Pompéi, laissent toutefois planer le doute quant à une possible résurrection. Le premier représente une couronne de laurier, signe d’éternité, et le second un papillon, qui évoque l’âme. Journey fait bien évidemment partie de cette catégorie d’œuvres. Si la vie et la mort sont deux éléments que le titre confronte sans cesse, la spiritualité a également une place importante dans le jeu ; c’est d’ailleurs pour cette raison que notre silhouette se met régulièrement en position de méditation. Cet élément, qui peut être vu comme un personnage à part entière, est défini par la fabuleuse musique d’Austin Wintory qui accompagne le joueur tout du long, par la figure divine qu’est le soleil, mais aussi par cette lumière qui semble creuser la terre. Si la montagne désigne la mort, cette lumière, elle, est la figure de la résurrection. Après avoir traversé un torii – un portail japonais qui permet d’accéder au monde spirituel –, puis s’être élevé tel un ange dans le ciel pour pénétrer le cœur de la montagne, le héros a atteint sa destination. Devant lui, la lumière, qui attise sa curiosité depuis le début, forme une gigantesque porte, les portes du paradis. Une fois que notre créature s’enfonce à l’intérieur, elle se réveille à nouveau au milieu des tombes (sûrement ses anciens corps qui reposent là, sous le sable depuis de longues années maintenant). Dans tous les cas, si l’existence est courte, notre silhouette, elle, est éternelle.

Cette résurrection ne s’arrête pas à Journey, mais va bien au-delà. Avec Journey, thatgamecompany a marqué ma vie de joueur, mais aussi l’industrie vidéoludique toute entière. Elle a laissé un énorme héritage qui a inspiré bon nombre de productions. Je pense à RiME, une création signée Tequila Works qui décrit les différentes étapes du deuil, à OMNO, le jeu de Jonas Manke, ou encore aux titres de Matt Nava. Rien d’étonnant à cela, puisqu’avant de façonner ABZÛ et The Pathless (deux jeux qui recueillent l’orchestre d’Austin Wintory), le créateur a travaillé aux côtés de Jenova Chen sur Flower et Journey.

Il y a 10 ans aujourd’hui, thatgamecompany sortait Journey. J’étais le directeur artistique. Cela a marqué le cours de ma carrière et de mon art. Je suis éternellement reconnaissant envers la communauté et leur incroyable amour pour le jeu. Matt Nava

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Pour accompagner cette déclaration d’amour, Matt Nava a dévoilé aux yeux du monde le tout premier croquis (disponible ci-dessus) qu’il a dessiné pour concevoir le monde de Journey. On peut constater qu’en quelques traits seulement que tout était déjà là : notre personnage, bien vivant, contemple la montagne au loin ; le soleil, de sa puissance divine, surveille notre héros ; et les tombes rappellent sans cesse que la vie est éphémère.

Contrairement à notre silhouette qui s’abandonne aux mains du destin, le studio thatgamecompany, pour le maîtriser, n’a rien confié au hasard. Dès les premières ébauches, l’équipe savait où elle allait. C’est sûrement pour cette raison que Journey fait partie des rares productions vidéoludiques qui restent gravées dans l’esprit collectif et lèguent un héritage. Aujourd’hui, Journey est plus qu’une métaphore de la vie, c’est un incontournable, une œuvre éternelle qui a redéfini un genre et prouvé une nouvelle fois que le jeu vidéo est, lui aussi, un art à part entière.

4 commentaires sur “Journey : plus qu’un magnifique voyage, une métaphore de la vie

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  1. Eh bien, j’ai maintenant honte de n’y avoir jamais joué. Il est vrai que Journey a lancé toute une nouvelle vague de jeux indés, regorgeant de pépites. Ton amour pour le jeu est palpable et communicatif, et l’aspect analytique de ta plume et tout aussi impressionnant. Merci pour la lecture !

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    1. Merci à toi surtout ! Et vraiment content que l’article t’ait plu ! Ça me touche vraiment.

      Et bonne nouvelle, si tu as, un jour, un peu de temps (soit 2 petites heures), Journey est encore jouable sur PS4 et PS5. Tu vas juste passer à côté de la dimension sociale du jeu, vu qu’il n’y a maintenant personne sur les serveurs.

      Aimé par 1 personne

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