The Witcher 3, The Last of Us Part. II, Red Dead Redemption II… En plus d’être des mastodontes, toutes ces productions ont un point commun : elles ont peur du minimalisme, d’aller à l’essentiel, par crainte d’avoir une durée de vie trop faible ou de faire face à l’inaction du joueur. Pourtant, c’est cette histoire interminable ou cette abondance de missions annexes détournant sans cesse mes intentions premières qui me mènent le plus souvent à l’inaction, voire à l’arrêt complet du jeu. Je m’entends encore dire : « je n’ai plus le temps pour ça », en faisant référence à ma vie d’adulte qui implique de ne plus pouvoir enchaîner de trop longues sessions manette en mains. Mais en fait, le problème est tout autre. À vrai dire, je ne compte même plus le nombre de productions que j’ai laissé tomber avant d’en voir le bout, tant à mon sens elles s’éparpillaient. Astrogon, lui, c’est tout le contraire : il va droit au but ! Et c’est grâce à cet état d’esprit qu’il m’a scotché tout du long.
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LE MINIMALISME COMME POINT D’HONNEUR
S’il fallait résumer grossièrement le gameplay d’Astrogon, je dirais qu’il y a deux touches : une première pour faire sauter un cube aux arrêtes lumineuses vers la gauche et une seconde pour l’envoyer sur la droite. Malgré cette proposition d’une simplicité folle, qui renvoie directement au b.a.-ba du platformer et se contente du minimum syndical question animation, il suffit de quelques secondes pour s’immerger dans l’univers rétro-futuriste d’Astrogon. Un monde empruntant ici et là à Tron de Steven Lisberger, avec ces néons de couleur rouge ou bleu, ce quadrillage qui sert de repère au joueur comme d’habillage et cette bande-son électrisante parfois saupoudrée de quelques rifts de guitares. Bien sûr, on peut également y voir les premiers succès de notre média préféré, à commencer par Tennis for Two de ’58 et SpaceWar! de ’62, deux jeux tournant sur oscilloscope. Ces derniers laissent des résidus visuels lumineux à chacun des mouvements d’un objet à l’écran, comme une balle de tennis ou un vaisseau spatial : une idée reprise par cet Astrogon. Tetris est aussi une référence évidente du premier grand projet de Kosmoon Studio, puisque l’on y retrouve tout ce qui compose l’œuvre indémodable d’Alekseï Pajitnov : cette sobriété exemplaire déjà, mais aussi ce cadrage vertical, centralisé, qui place le format 16/9 au second plan. Et pour finir, à l’image de notre cube fluorescent, d’autres polygones viennent façonner les paysages abstraits de ce monde électrique. Ce minimalisme à tous les étages est au service du flow.
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T’AS LE FLOW COCO !
Alors que le monde du jeu vidéo gagne en popularité avec l’arrivée de la Super Nintendo, de la MegaDrive et de leurs mascottes respectives – Mario et Sonic –, le professeur de psychologie Mihály Csíkszentmihályi sort le livre Flow : The Psychology of Optimal Experience (1990). Cet essai détermine l’état de flow comme un état de concentration maximum qui amène à la perte de conscience de soi. La notion de flow ne concerne pour l’instant que des activités bien précises comme la peinture, le sport ou même le travail. Mais rapidement, l’industrie vidéoludique adopte ce concept. Un certain Jenova Chen, réalisateur de flOw, Flower et Journey – un jeu auquel j’ai dédié un long article –, fait d’ailleurs du flow l’objet de sa thèse de fin d’études.
Selon Jenova Chen, pour qu’un jeu transmette l’expérience du flow, il faut qu’il soit composé de quatre éléments essentiels : il se doit d’être gratifiant en faisant éprouver au joueur un sentiment d’utilité ; les objectifs doivent être limpides, voire instinctifs ; les contrôles doivent répondre au doigt et à l’œil et effectuer un retour d’information clair et immédiat ; enfin, la difficulté ne doit être ni trop élevée, ni trop basse.
Afin de maintenir l’expérience de flow d’une personne, l’activité doit atteindre un équilibre entre les défis de l’activité et les capacités du participant. Si le défi est supérieur aux capacités, l’activité devient écrasante et génère de l’anxiété. Si le défi est inférieur à la capacité, elle provoque l’ennui. Heureusement, les êtres humains ont une tolérance, il existe une zone de sécurité floue où l’activité n’est ni trop stimulante ni trop ennuyeuse. Jenova Chen, directeur de Journey
Je me rappelle avoir fait l’expérience du flow étant plus jeune. En jouant à Burnout 3 : Takedown, j’avais un sentiment de béatitude que je n’avais jamais ressenti auparavant. Je ne pensais plus à rien, tout ce que je réalisais à l’écran était instinctif, je n’avais même plus l’impression de tenir la manette dans les mains. J’étais comme hypnotisé. C’est d’ailleurs pour cette raison que le jeu de Criterion reste encore aujourd’hui une création phare à mes yeux. Bien évidemment, j’ai longtemps cherché à revivre cette sensation étrange qui me donnait l’impression de ne plus appartenir à mon propre corps, mais en vain. Il faut dire que plus on avance dans le temps, plus les productions vidéoludiques demandent de multiplier les facultés cognitives pour remplir tel ou tel objectif. Heureusement, Astrogon a pointé le bout de son nez.
Astrogon respecte à la lettre les règles de Jenova Chen pour faire ressentir le flow au joueur. En premier lieu, les objectifs sont limpides. D’un simple coup d’œil, on comprend qu’il y a trois façons différentes pour achever un tableau : aller au bout bien entendu, mais aussi le terminer le plus rapidement possible pour obtenir une médaille d’or, ou encore récupérer trois étoiles sur le chemin. Pour l’expliquer, la création met en place un premier niveau, sans obstacle, qui s’effectue en deux ou trois mouvements et permet de remplir les trois défis en un instant. En plus d’ajouter un peu de piment à l’expérience, ces challenges récompensent le joueur en remplissant peu à peu d’étoiles et de médailles le menu de choix de niveaux ; c’est grâce à cela que le participant éprouve la satisfaction de bien faire. Autrement dit, deux règles de la thèse de Jenova Chen sont d’ores et déjà respectées.
En outre, la difficulté monte crescendo durant les 80 tableaux disponibles pour mieux accompagner le joueur, le laisser trouver ses marques et ne pas lui mettre des bâtons dans les roues. Le début se contente d’expliquer qu’il est possible d’aller sur la droite ou la gauche comme nous l’avons vu plus tôt, mais rapidement, le tout gagne en épaisseur. On comprend que notre cube peut s’appuyer sur une paroi de même couleur que lui pour s’élancer à nouveau et ainsi prendre de la hauteur, ou qu’il est possible de ramasser différents items pour, soit changer de couleur en fonction de la situation, soit réaliser un double saut. Ces idées nouvelles, distillées au compte-goutte, accaparent l’attention du joueur, pile au moment où il était susceptible de tirer sa révérence, par lassitude. C’est simple, il n’y a pas deux niveaux construits de la même manière. Si l’un d’eux t’apprend à aller vite, un autre dans la foulée t’oblige à temporiser ; si un troisième joue sur les espaces ouverts, le prochain proposera des agencements plus cloisonnés. Et pour finir, bien que le platformer présente un véritable challenge pour le commun des mortels, il n’est jamais punitif : il n’y a pas de Game Over ni de temps mort. Lorsque le participant vient à fauter en tombant dans le vide ou en touchant une plate-forme d’une couleur différente, le cube explose en morceaux et en un rien de temps, tout repart de zéro, laissant ainsi une nouvelle chance au joueur. En faisant cela, Astrogon stimule son challenger et le pousse à tenter encore et encore.
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Vers l’infini et au-delà : Afin de contenter un large public, Astrogon débarque avec deux modes supplémentaires. Le premier est un outil créatif qui permet de concevoir un niveau de A à Z et, par la suite, de le partager avec le reste de la communauté. En échange de quelques étoiles, il est également possible de participer au mode Versus, un mode qui oppose le joueur à un ami ou à un inconnu dans des niveaux imaginés pour l’occasion. L’objectif est bien évidemment d’aller plus vite que son adversaire pour remporter les étoiles mises en jeu. Avec un certain nombre d’étoiles en poche, il est d’ailleurs envisageable d’acheter quelques skins pour son cube, même si certains sont beaucoup trop longs à obtenir, ce qui oblige à sortir la carte bleue. Après, vu le prix du jeu, 5€ sur Steam, ce n’est en rien déconnant.
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Pour rendre le tout plus envoutant encore, il y a cette fameuse direction artistique que j’ai évoquée plus tôt. Même si la bande-son électrisante contribue grandement à renforcer l’aspect hypnotique de l’expérience, elle n’est que la partie émergée de l’iceberg. Tout l’habillage d’Astrogon vient concentrer le regard du joueur sur ce cube qui se déplace uniquement vers la gauche et vers la droite, à commencer par le tableau vertical qui captive l’attention et qui fait abstraction de tous éléments perturbateurs comme le chronomètre, le nombre de tentatives, le nom du niveau et le record mondial, quatre données qui sont à l’extérieur du cadre. Il y a aussi ce quadrillage en fond qui bouge en continu et dont les lignes vont toutes au même endroit, vers le point de fuite, qui est bien évidemment le tableau central.
Finalement, Astrogon perd le joueur et son flow lorsqu’il se veut trop difficile – je pense au tableau 33 – ou trop original, en réduisant au minimum la mobilité du joueur ou en cherchant à complexifier son gameplay. Dans le cinquième et dernier monde, les habitudes sont modifiées : désormais, deux nouvelles directions sont possibles, haut et bas. Ces deux touches supplémentaires obligent à réfléchir, à prendre des décisions pour réaliser telle ou telle action. Le côté instinctif d’Astrogon ainsi que son minimalisme sont alors temporairement au second plan, mais ce n’est qu’un grain de sable dans le sablier.
Astrogon m’a absorbé : il a réussi là où beaucoup d’autres ont échoué, en me faisant oublier que je jouais à un jeu vidéo, un sentiment que je n’avais pas vécu depuis mon adolescence. Cet exploit, on le doit à sa ligne directrice qui, en s’appuyant sur les règles établies par Jenova Chen, fait du minimalisme une règle d’or. Les commandes, l’aspect artistique ou la partie animation, tout d’Astrogon va dans une même direction : l’efficacité et le plaisir immédiat, jusqu’à faire émerger l’expérience du flow. Autrement dit, Astrogon a tout d’un grand.