Dragon’s Dogma II : grandeur et décadence

Qu’elles soient musicales ou cinématographiques, les œuvres ne font plus confiance à notre capacité à se concentrer : elles ont peur de nous perdre, de nous ennuyer ! Les silences, les morceaux de plus de dix minutes, les plans fixes, les moments de respiration sont majoritairement bannis au profit de séquences d’action et de refrains entraînants. Cela concerne aussi, de manière évidente, des créations vidéoludiques comme Assassin’s Creed Odyssey, Shadow of the Tomb Raider ou Marvel’s Spider-Man 2, qui multiplient sans cesse les activités pour retenir l’attention. Dragon’s Dogma II, de son côté, cache bien son jeu. Avant son lancement, il était réputé pour être une production hors du temps, proposant une expérience sans concession : radicalement lente. Et si cette promesse est en partie attestée manette en mains, le nouveau bébé de Hideaki Itsuno met malgré tout les pieds dans le plat de l’abondance, et c’est sûrement pour cette raison que je reste extérieur à ce jeu. Et s’il n’allait finalement pas assez loin dans sa démarche ?

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LENTEUR ET DAMNATION

DRAGON'S DOGMA WALLPAPEREn 2005, Shadow of the Colossus venait quelque peu chambouler notre approche du médium en mettant non pas l’accent sur le remplissage, mais sur le vide : les non-dits définissent ses mécaniques, écrivent son histoire. La production de Fumito Ueda célèbre le calme avant la tempête, en nous amenant à admirer l’agilité de notre cheval, les paysages désertiques, les discrètes partitions musicales pour nous faire davantage apprécier les rares séquences épiques. Un terrain de jeu pour seize colosses à terrasser… et puis c’est tout. Le soft a inspiré de nombreux chefs-d’œuvre vidéoludiques, dont Journey, qui vont à l’essentiel. Dragon’s Dogma et sa suite, Dragon’s Dogma II, sont également des descendants de la création de Fumito Ueda ; on y retrouve d’ailleurs la même mécanique principale qui consiste à escalader différentes créatures pour les pourfendre d’une lame acérée. Toutefois, tandis que Shadow of the Colossus offre de vrais moments de contemplation, le jeu de Capcom ne laisse que peu de place pour respirer, malgré un discours qui semble exprimer une volonté contraire.

L’introduction de l’univers de Dragon’s Dogma II est balayée d’un simple revers. En quelques minutes seulement, elle expose maladroitement les enjeux de cette « nouvelle » histoire qui combine tous les poncifs redoutés de l’heroic-fantasy : le titre nous met dans la peau d’un·e élu·e frappé·e de mutisme et d’un trouble de la mémoire – tout dans la subtilité. Après ce début précipité pouvant effrayer n’importe qui, Dragon’s Dogma II est sublimé par sa lenteur. Aller d’un point A à un point B peut, comme dans Death Stranding ou Red Dead Redemption II, s’apparenter à une véritable randonnée. Le périple dépasse parfois l’heure de jeu, pendant laquelle les paysages s’offrent à nous comme de majestueuses toiles, avec des éclaircies égayant les forêts sombres, des villes imposant leurs structures du haut des collines, des ruines délaissées, des champs s’étendant à perte de vue… Chaque sentier appelle la curiosité : visuellement, il n’y a tout simplement rien à redire. Quand approche la nuit, il est fortement conseillé d’installer son campement au coin du feu pour manger un bout et faire le plein d’énergie – la barre s’amenuise au fur et à mesure des efforts fournis. Et pour accentuer la sensation de prendre part à un grand voyage, le poids de notre besace influe sur notre vitesse de déplacement. Les chemins sinueux ou les routes escarpées peuvent nous déséquilibrer, nous faire perdre nos appuis, et la lutte se fait sentir grâce aux animations lorsque l’on escalade une petite colline.

Mais ces longues promenades sont sans cesse entachées par une surabondance d’informations. Il est conseillé de cueillir à droite comme à gauche des fruits et des plantes pour se concocter un joli breuvage, de chasser des animaux peu réactifs pour s’en faire un encas, d’ouvrir des coffres par dizaines puis de repartir avec ressources et armements. Il est aussi et surtout nécessaire de lacérer, découper, exterminer, écrabouiller, brûler, éclater et massacrer des bandits et autres gobelins seulement aptes à prendre les coups. Ces derniers arpentent la moindre portion de la carte, tendent des embuscades à tout va, s’emparent de chaque lieu en marge des sentiers. Autrement dit, accéder au sommet d’une montagne pour admirer le paysage et respirer l’air frais de Vermund ou celui, plus aride, de Battahl, les deux royaumes du jeu, ça se mérite à grand renfort de coups d’épée. Comme bon nombre de productions avant lui, Dragon’s Dogma II est effrayé à l’idée de laisser le joueur ou la joueuse dans l’inactivité. Une création lente, oui, mais qui nous tient toujours occupées.

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SLASH’N’SLASH

dragons-dogma-2-ulrika-girl-archer-phone-wallpaper-hd-uhdpaper.com-312@3@a copieAu même titre qu’un super-héros ou une super-héroïne ne doit pas être un monstre de puissance afin de faciliter l’identification, pour bâtir un monde-ouvert crédible, il est nécessaire d’apporter un semblant de naturel, des règles qui coïncident plus ou moins avec celles de notre réalité. C’est pour cette raison que les terrains de jeu de Red Dead Redemption II, Assassin’s Creed Origins et même Oblivion fonctionnent tant : en plus des lieux de vies, villes et villages, les routes, les plaines et les forêts qui les séparent ne sont pas constamment synonymes de menaces. Parfois, des ennemis se cachent au sein des capitales. Dans Dragon’s Dogma II, il n’y a pas réellement d’entre-deux : les bourgades sont des environnements où l’on se sent en sécurité et où il est envisageable de voler les biens des locaux sans craindre de répercussions. Les routes, elles, n’abritent que des dangers : un gobelin par mètre carré. Et s’il est possible de faire la rencontre de parfaits villageois sur un chemin escarpé, c’est pour mieux les défendre face, une fois de plus, à une horde de monstres aussi hargneux qu’inoffensifs. Difficile alors de croire en ce gigantesque terrain de jeu qui n’est là que pour accueillir la dimension ludique : ici, les affrontements.

Dragon’s Dogma II avait pourtant tout intérêt à aller dans le sens de son modèle Shadow of the Colossus : la raréfaction des combats amplifie leur caractère épique. Le titre de Hideaki Itsuno s’enferme dans une routine particulièrement soporifique, mais quand il imite le jeu de Fumito Ueda, en nous opposant à un dragon de trente mètres de haut, à un cyclope ou à un phœnix, il prend tout son sens. S’agripper à ces monstres imposants, puis prolonger la confrontation dans les airs a évidemment quelque chose de grisant, d’unique, de majestueux. Dans ces situations, Dragon’s Dogma II retrouve la grandeur de son maitre, en nous récompensant d’une bataille extraordinaire. Comme dans un Monster Hunter : World, on fait tout pour trouver le point faible de la bête, celui qui permet de la faire tituber et d’avoir l’ascendant pendant un court instant. Malheureusement, à force de devoir croiser le fer en amont, ces passages, aussi magiques qu’ils soient, constituent bien souvent des obstacles supplémentaires à surmonter avant le moment de répit tant espéré.

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BAVARD, COMME C’EST BAVARD !

Même dans les moments dits « calmes », Dragon’s Dogma II fait tout pour nous rappeler que l’on est face à un jeu vidéo. Il nous prend par la main pour nous forcer à « profiter » : c’est là qu’entrent en scène les Pions. Novateurs sur bien des points, les Pions sont des allié·e·s autonomes ou presque, qui nous accompagnent et nous épaulent lors des affrontements. Dans ces moments, ils et elles se montrent indispensables : ils et elles nous viennent en aide quand c’est nécessaire, nous relèvent en cas de coup dur, sautent, à l’image de notre personnage, sur les monstres pour les terrasser. Vraiment, la magie opère ! Surtout que tout comme l’élu·e, les Pions apprennent sur le tas : ces guerrier·e·s gagnent en puissance et décèlent les forces et faiblesses des différentes bestioles à force de les combattre. Rapidement, un archer conseille de frapper dans le genou d’un ogre pour lui faire perdre ses appuis, et une mage, après les indications du premier, prend l’initiative d’attraper les grosses pattes de la bête pour la renverser. De là s’en suit un acharnement pour le moins sanglant.

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Le problème, c’est que le système de Pions vient renforcer cette sensation d’abondance, y compris dans la manière de les recruter. Une fois l’introduction passée, le jeu nous demande de créer un compagnon de toutes pièces. On n’a pas le temps de s’habituer à sa présence, et donc de s’y attacher, que déjà le titre nous propose d’engager deux Pions supplémentaires : soit en récupérant celles et ceux façonnés par d’autres joueurs et joueuses, soit en les embauchant directement sur les routes – des premiers pas qui rappellent les débuts précipités de Fallout 4. À tout moment, il est possible de les remplacer par d’autres, mécanique qui est d’ailleurs vivement conseillée pour s’adapter à la difficulté croissante de la production. Pour nous imposer ce choix, le soft nous met constamment des Pions dans les pattes, même lorsque l’on est perdu en pleine forêt. Comprenons par-là que ces compagnons sont interchangeables, ce qui explique leur manque d’histoire et de personnalité. On finit donc par les utiliser comme des outils, plutôt que de les considérer comme de véritables ami·e·s, à l’image de ce que peut offrir Dragon Age : Inquisition. Plus étonnant, ce manque de caractère ne les empêche pas d’être extrêmement bavards. À l’instar de l’insupportable Atreus dans God of War : Ragnarok, ils et elles commentent tout ce qu’ils ou elles font et nous mâchent constamment le travail. En arrivant dans une zone, par exemple, pendant que l’un·e bousille toute la faune et flore des environs, l’autre indique qu’un coffre ou une échelle se trouve dans les parages, alors même que cet objet n’est pas visible dans notre champ de vision. La dimension contemplative tant prônée par le discours et la lenteur du jeu est une fois de plus, reléguée au second plan.

À force de vouloir nous tenir occupés, Dragon’s Dogma II ne parvient pas à atteindre son ambition première : partager un voyage intemporel, entre batailles épiques et promenades bucoliques. À la place, le soft de Hideaki Itsuno devient étouffant, contraignant, lassant. L’abondance d’action, d’objets à collecter, de coffres à trouver, et ces compagnons interchangeables, viennent constamment discréditer un univers qui avait pourtant tant à offrir, tant sur l’aspect visuel que par sa recherche, inédite pour le genre, de réalisme.

5 commentaires sur “Dragon’s Dogma II : grandeur et décadence

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  1. Comme toujours, tu abordes un point très intéressant. Ton intro, déjà, m’a fait penser à Final Fantasy VII Rebirth, pour lequel j’ai beaucoup d’affection, mais dont le nombre ahurissant de mini-jeux différents m’a abasourdie ! Dans un autre sens, je pense à Alan Wake, que je suis en train de faire actuellement. Le jeu a quelques années et souffre des défauts de l’époque, mais quel plaisir de ne pas avoir un seul indice après avoir tourné en rond à peine trente secondes^^

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    1. C’est marrant que tu prennes l’exemple d’Alan Wake, parce que, justement, le chapitre 2 prouve que le jeu vidéo ne nous fait plus confiance. Non pas à travers son gameplay, mais à travers un mini-jeu optionnel la plupart du temps, mais parfois obligatoire, qui vient sans cesse expliciter ce que le jeu nous raconte. Ça gâche un peu l’expérience, même si j’aime beaucoup le titre par ailleurs.

      En tout cas, merci beaucoup pour tes commentaires toujours très intéressants !

      Aimé par 1 personne

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